Soleil
Apprenti Jouteur
🪶 0 plume(s)
🎗️ 0 rubans(s)
Armakan
Grand Maître Jouteur
🪶 25 plume(s)
🎗️ 31 rubans(s)
Nous sommes le 16 mars 2020, il est 20 h 27. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on ne s’y attendait pas. L’annonce est pourtant claire, le ton est solennel : « Nous sommes en guerre ». Ce virus venu de Chine dont on entendait parler depuis quelques semaines aura donc raison de notre liberté dans les semaines à venir… Pourtant, je n’avais pas besoin de cela en ce moment.
On peut le dire, je suis dans une période où tout ne va pas forcément pour le mieux et j’avais prévu de m’aérer quelques jours à la montagne. Tout était prêt : mes sacs, ma nouvelle tente avec le module spécial hiver, mon réchaud, des provisions et mon chien : Bernard, un vrai saint ce sacré cabot qui m’accompagne de partout, même si ce n’est qu’un berger belge, il est un as des montagnes.
Tout comme mon 4x4 acheté il y a quelques semaines dans une vente au domaine de véhicules militaires réformés : modèle rustique avec 90 chevaux sous le capot, une couleur sable qui rappelle le désert et des allures colonialistes, un vrai 4x4 avec lequel je devais prendre la route vers la vallée de Chamonix ce week-end… mon Defender ! Mais ça, c’était avant le confinement.
Je suis inquiet, un mauvais pressentiment. J’étais tout heureux il y a quinze jours lorsque l’on m’a sorti du garage après m’avoir fait tout beau. On a remplacé mes chaussures par de bons pneus Goodrich, inspecté toute ma tuyauterie, changé mon sang, mes tendons amortisseurs, des tas de petites choses pour me redonner jeunesse. C’est que j’ai vingt ans de service ! Dont quinze en Opex, opérations extérieures. Certes, les fines bouches diront que je n’ai fait que l’Afrique, Tchad, Mali, Centrafrique et une excursion au Niger avec les forces spéciales. Mais j’ai toujours répondu présent. Et pourtant, j’en ai pris des coups sur ces pistes défoncées, ces déserts impitoyables, j’ai même été blessé. Des rafales de kalach dans le flanc droit qui m’ont tout cassé de ce côté-là. Heureusement, le cœur n’a jamais été atteint, surtout qu’on l’a boosté, deux — cent chevaux, mesdames et messieurs, mais chut, je suis le seul à le savoir. Une bête de guerre. Mais, toute bonne chose à une fin, et j’ai bien vu, car mes phares voient, la tête désabusée du sergent-mécano, celui qui m’a mis au fond du garage et qui m’a recouvert d’une bâche. Je suis resté des mois dans la nuit. Je rouillais, seul. Et là, je suis de nouveau dans un garage, il est plus joli et je ne suis pas couvert, mais je m’ennuie. Je ne veux pas être un vieux soldat qui radote.
Il doit se tramer quelque chose en ce moment et ça ne me dit rien qui vaille.
Plusieurs semaines que l’on ne m’a pas regardée, touchée… Personne ne s’intéresse plus à moi, j’ai l’impression d’être inexistante, invisible…
Cela avait commencé au début de l’hiver, il fait plus froid, on ne sort plus, on pantoufle à la maison pour ne pas tomber malade et puis il fait nuit si tôt… Mais je ne pensais pas que ça allait durer ! Il y a 15 jours, lorsque les jours ont commencé à se rallonger, j’y ai bien cru ! Et puis, il est arrivé ! On avait d’yeux que pour lui, nouvelles chaussures, nouvelle huile dans le moteur fraîche comme un mojito mécanique ! C’est à partir de là que j’ai cessé d’exister… Alors oui je n’ai pas fait d’Opex, je n’ai pas pris de cartouches dans le flanc, je n’ai pas sillonné l’Afrique, mais j’ai toujours été présente ! De toutes les escapades à la mer, à la montagne, pour déposer la famille à l’aéroport, faire des allers-retours à la déchèterie ! 15 ans de bons et loyaux services, 267 000 km au compteur, à peine quelques pannes résolues pour une centaine d’euros à chaque fois, mais tout cela, ça ne vaut plus rien !
Et non, je ne suis pas un Defender moi, juste une vieille Kangoo que personne ne regarde plus.
Je suis tombé bien bas. Au moins, lors de mon précédent exil, j’avais de la compagnie digne de ce nom. Songez : deux automitrailleuses ayant servi en Algérie et surtout, une jeep Willys, vétéran de la 2de Guerre mondiale et de celle d’Indochine. Elle appartenait au célèbre général BelleKayak, notre Patton français. Fallait l’écouter la Willys, nous narrer ses campagnes, sa remontée du débarquement en Provence jusqu’à Berlin. Ses virées à travers le Tonkin, de Cao-Bank à Lao-Kay. Tout ça avec le Gégène accroché au pare-brise dirigeant la manœuvre. Et le jour où le glorieux soldat s’en est allé mourir à Diên Biên Phu, Madame fut renvoyée en France dans un hangar destiné aux vieilles guimbardes méritantes.
Et maintenant, une Kangoo ! Et elle me cause de ses 15 ans de bons et loyaux services ? Vas-y pendant que tu y es ! Parle-moi de tes vacances de ploucs dans le sud de la France ? De tes trajets sur des routes soporifiques ? Des gosses qui bavent leurs pains au chocolat sur les banquettes arrière ? De la pute qui est venue poser son cul sur le siège avant pour sucer ton proprio petit-bourgeois ?
Si je pouvais rouiller et finir en poussière ce soir, je prends !
Ah, la porte du garage s’ouvre. Mon acheteur apparaît avec une jeune femme, pas dégueu. Largement « mettable » comme aurait dit le légionnaire Kowalski. Le bougre ne me ménageait pas sur les pistes. Qu’entends-je ?
— Sophie, on repeint le Def et nous partons faire notre tour du monde. Quelle couleur préfères-tu ?
— Le Def c’est ça ? Ton fameux 4x4 avec lequel tu me bassines depuis 4 ans Joe ?
— Bah oui ! Mon Def ! Un as des montagnes, des sables, de tout ! Les meilleures capacités de franchissement du marché ! Je l’ai eu à, à peine 3500 euros à la vente au domaine des véhicules militaires
— Écoute Joe, pour être honnête je le trouve moche, on dirait une espèce de tank… Et puis on n’a pas prévu de remonter le Mékong si je me souviens bien, mais de passer quelques week-ends à Chamonix et les vacances d’été dans la maison de maman à La Ciotat, donc ses capacités de franchissement…
— Mais Sophie ! Tu m’avais dit oui quand je t’en avais parlé !
— Oui, mais je n’avais pas compris ça ! J’avais entendu Rover machin chose, et en regardant sur Google j’étais tombée sur un superbe 4x4, le Range Rover, j’étais super emballée ! Je me suis dit « pour une fois qu’il ne se conduit pas comme un marginal »…
— Non, Sophie…
— Non Joe, je t’arrête tout de suite ! Il n’y a pas de « mais », tes conneries j’en ai marre ! Tes bizarreries, le fait que tu ne fais jamais rien comme les autres, tes week-ends avec ton chien dans les bois, ta passion pour les collections de canettes de boissons qui ne se vendent plus. C’est usant ! Ton tas de ferraille tu le peins en rose, en fuchsia je m’en fiche, dès la fin du confinement, il dégage du garage !
— Mais Sophie.
La porte du garage se referme. Je regarde alors mon voisin qui fait moins le malin… Il semblerait que la vieille n'ait pas dit son dernier mot !
Restons dignes dans la défaite. La guerre n’est pas drôle, elle sent la merde et le sang, vainqueur ou vaincu, l’odeur est la même, l’horreur aussi. Seule la victoire est jolie s’exclamait le navigateur Malinovsky au sortir d’une route du Rhum exceptionnelle. Une autre affaire est de traverser l’océan des combats de l’homme contre lui-même dans cet incessant bal d’autodestruction intemporelle : il est son chemin de perdition. J’ai connu cela. Mais là, se faire insulter à ce point par une pétasse, c’est le comble ! Et ce plouc de Kangoo qui retient un sourire. Continuons à rester dignes, mes phares regardent droit et sans faillir. Laissons le temps s’essouffler.
Les jours ont passé dans un silence de cathédrale. Puis, dans la lumière matinale d’une journée d’été, le rideau de fer s’est levé. Mon proprio est apparu en ombre chinoise. Il a ouvert la porte arrière et a jeté son sac. S’en est suivi une farandole de vas et viens. Il m’a chargé à bloc comme une mule. De matos, de bouffe et d’eau. Ensuite, il s’est installé au poste de pilotage. Je frémissais d’excitation. Mes vieux réflexes de baroudeurs ont jailli. Et lorsqu’il a enclenché la première en tapotant le volant comme un jockey la croupe de son étalon, nous avons bondi vers la liberté, vers les chemins du monde. Il a hurlé « À moi la vie, adieu, Sophie ! ». Il a donné un coup d’essuie-glace pour chasser mes larmes de joie.
Alors ça, je ne m’y attendais pas ! Cette poule mouillée de Joe, incapable de commander une salade sans consulter Sophie, qui prend son retraité de guerre et se casse ! Jamais je n’aurais pensé vivre ça dans ma vie de Kangoo !
Soudain, la porte du garage s’ouvre à nouveau, c’est Sophie avec la belle valise Louis Vuitton et le vanity-case floqué de la même marque, elle me charge également, elle est au téléphone…
— Oui, il a osé dire que je le castrais, que je l’empêchais de vivre, d’accomplir ses rêves de petit garçon… Mais je vais te dire Linda, le problème de Joe c’est justement ça, il est resté un petit garçon ! Incapable de prendre une décision sur sa vie ou même de commander une salade sans me consulter ! Alors je lui ai dit bon débarras ! Franchement, j’ai le sentiment d’être enfin libérée d’un énorme boulet… Le confinement avec lui c’était horrible, il a passé ses journées à ruminer et jouer à la console… Quel pauvre type !
Bon, je prends la route, j’arrive dans 2 heures !
Je n’y croyais pas ! Sophie et moi en route pour rejoindre Linda au Cap d’Agde, comme au bon vieux temps, avant que cet abruti de Joe ne rentre dans nos vies… Quel bonheur ! La liberté, la libération, je me sens libre comme le professeur dans la Casa de Papel !
En avant Sophie et chantons le en cœur « Bella ciao ! »
Ah quelle joie ! Avaler de la route, sentir chaque organe vibrer, ronfler, chauffer, chanter. Que la vie est belle ! Mon nouveau proprio sifflote de bonheur. Je l’entends sa mélodie de la liberté. Et puis, pour une fois, je ne suis pas en guerre. Je n’ai pas la peur au carbu, les pistons noués, les roues tremblantes. Pas de mines, pas de sniper, pas de lance-roquette à l’horizon. P…, c’est cool la paix !
Pourquoi fait-il demi-tour brutalement et arrête de siffler ? Je le sens tendu, il enchaîne les rapports avec nervosité, appuie sur le champignon. Oh, calmos, Pepito, je ne suis pas encore à température. Mais bon, soldat avant tout, je m’accroche, fait de mon mieux. Oula, accident évité, refus de priorité ! Mais il lui arrive quoi bordel ? Que vois-je à l’horizon, au lointain sur la route, non ! Cette raclure de Kangoo. J’ai compris, il veut le rejoindre. D’accord, pas de problème, on va le faire. Je rugis on est à moins de cinq cents mètres, quatre cents, trois cents, deux cents, cent, oh, proprio, commence à freiner, cinquante, freine, bon sang, freine ! Dix mètres ! Mets-toi debout sur les freins ! Merdeeeeeeeee !
Non, mais je n’y crois pas, l’autre taré avec son vétéran de guerre qui nous foncent dessus ! Il arrive sur nous à toute vitesse, braque à droite Sophie !
Elle tourne le volant à droite de toutes ses forces, je m’accroche pour adhérer à la route, mes pneus grincent comme aux 24 h du Mans, on part en tête à queue, je vais tenir ! Bam ! On a tapé !
Je n’ose pas regarder les dégâts… À mon âge ils ne me répareront jamais… C’est la fin pour moi…
J’ouvre un premier phare, ouf Sophie est saine et sauve, j’ai bien sorti l’air bag… Je m’apprête à ouvrir le deuxième… Mais c’est bizarre, je ne ressens rien à l’aile droite… Magique !
On a tapé un tas de foin à l’entrée d’une ferme ! Assez pour nous arrêter, mais pas assez pour m’arrêter définitivement de braver les routes… !
Sophie et moi reprenons connaissance, elle ouvre la portière de la voiture, et voilà qu’elle tombe nez à nez avec Joe… Moi ça me rappelle des souvenirs, c’est comme ça qu’on s’est connus tous les trois, cet abruti de Joe qui nous avait reculé dans l’arrière-train en plein parking de supermarché, nous revoilà à la case départ, 5 ans en arrière…
Ouf ! Il s’en est fallu de peu que je défonce cette vieille carcasse de Kangoo. J’ai eu aussi peur que le jour où un taliban m’a visé avec son RPG7. On a évité de justesse la roquette, mais j’ai encore le souffle de l’explosion dans mon pot d’échappement.
Eh, voilà que mon misérable chauffeur se précipite vers cette fille qui sort chancelante de mon collègue malgré moi. J’en finis par le plaindre, je vois bien qu’il a son compte. De son unique phare, il me fait comprendre que la route se termine pour lui. Tenir si longtemps pour finir raplati contre un tas de foin et sa barrière à cause d’un drame amoureux. Le monde est sans pitié, injuste. Non, mais, regardez-les, ils s’embrassent maintenant ! Et nous bordel !
L’un agonise et l’autre a le moteur haletant et je ne parle même pas du caoutchouc laissé sur le bitume. Mais n’oublions pas ma mission. Je suis là pour servir alors je ravale mon amertume. La maréchaussée arrive, fait le constat et mon maître ramène sa dulcinée dans le poste de pilotage. Je démarre doucement sans chaos, elle sanglote, il ne dit rien, et pendant une bonne heure, je roule sans instruction. Puis, la voix de Sophie raisonne dans l’habitacle.
— Par où commençons-nous notre tour du monde ?
Toute ma carrosserie frémit de plaisir.
— Et si on commençait par l’Espagne, avant de partir à l’aventure avec mon Defender dans l’atlas marocain !
— Notre Defender… Rétorque Sophie le sourire aux lèvres…
Je n’en crois pas mes yeux, Sophie m’a adopté. Alors que je l’avais cataloguée comme la petite bourgeoise coincée incapable de tenter l’aventure avec un vieux baroudeur comme moi, voilà qu’elle me considère également comme son Defender… Cela me fait encore plus plaisir que les vidanges moteur du caporal Ozelski, lui qui savait doser la 5W30 comme personne. Tiens, c’est quoi cette sonnerie ?
— Oui allô ?
Réponds Sophie.
— Bonjour, madame, c’est le maréchal des logis Hubert, nous nous sommes quittés il y a quelques heures suite à votre accident de voiture. Vous avez un instant ?
— Oui bien sûr.
— Alors, le fait est que nous avons 3 témoins sur place qui affirment avoir vu votre compagnon vous foncer dessus avec son Defender. Si tel est le cas, nous allons devoir ouvrir une enquête.
Sophie passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, elle ne sait pas quoi répondre. Allez vas-y, dis-lui que c’est des conneries et que les mecs ont bu autant de shots de vodka que le sergent Popov le 14 juillet 1998 à Djibouti.
— Madame, vous êtes toujours là ? De plus l’épaviste ne peut pas reprendre votre Kangoo, il dit qu’elle est en parfait état, il va falloir que vous reveniez nous voir à la gendarmerie.
Sophie a mis le haut-parleur et regarde Joe qui a la mine déconfite. Moi aussi par la même occasion… Demi-tour droite !
J’ai le moteur serré. Je pensais repartir à l’aventure avec mes tourtereaux. Découvrir la renaissance de leur amour et les doux mots des amants. Comprendre ce qu’est l’amour. Est-ce mieux que la guerre ? Je n’ai connu que cette faucheuse de vie.
Cette direction nous ramène dans la grisaille des existences ternes et sans saveur. Je rêve à implosion définitive, d’un bon coulage de bielle. Pauvre Sophie, pauvre Joe, pauvre… quoi ? Qu’entends-je ?
— Ma chérie, pourquoi revenir ? La grande décision de notre vie nous ouvre les bras.
Je sens le siège passager bouger légèrement sur la gauche. Sophie se rapproche de mon maître. J’éteins mes phares au son de ses mots.
— J’ai peur et en même temps, une curieuse sensation parcourt mon corps et ma petite voix intérieure, loin, très loin, me chuchote, « ne te retourne plus, abandonne-toi à ce qui vient ».
Joe se racle la gorge, il est ému.
— Mon grand-père me répétait souvent une citation. Elle est du grand empereur stoïcien, Marc Aurèle : « Accepte tout ce qui vient à toi et qui est tissé dans la trame de ta destinée, car quoi d’autre de mieux pourrait te convenir ».
Mon arbre de direction effectue un tour sur lui-même et prend la seule route qui compte, celle de l’unicité de la vie. J’entends les rires de mes amoureux, je rugis sous l’accélération. Sophie enclenche la radio pour mettre de la musique au moment où un flash info crépite : « Plus de deux cent mille morts du Covid… ». Joe appuie sur le bouton off.