Marilibris
Apprenti Jouteur
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Armakan
Grand Maître Jouteur
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J’avais tellement hâte de cette fête ! La vogue des marrons, toute notre enfance, du sucre pour faire passer l’amertume de la rentrée des classes, des manèges colorés et plein de lumières pour enchanter tout le quartier de la Croix Rousse !
J’adore ! Regarde notre table est libre ! Viens t’asseoir près de moi, c’est fou non : notre salon de thé, les mêmes tables, la même disposition, toujours ce buffet de pâtisseries de folie ! L’Instant n’a pas pris une ride, tiens prends la carte, tu désires un thé, un café ? Mon âme pour une tarte au citron ! Allez maintenant raconte-moi ce qui t’a décidé à revenir au bercail, je veux tout savoir !
Tout savoir ? Dans ce cas on va dévorer toutes les pâtisseries, boire tous les breuvages de cette vénérable institution intemporelle. Attends, on commande d’abord. Te conter mes amours, mes échecs, mes réussites comme le chante si bien Aznavour ne peut se faire le ventre vide. Ah le serveur, il arrive. Merci, monsieur, pour madame ce sera ? Vas-y Madeline, ok, et pour moi, un Lapsang Souchong et vos divins muffins avec la marmelade maison. Bon, avant que je passe à table au sens propre comme au figuré, raconte-moi, commence !
À ce moment j’entendis le glinglin de la cloche d’entrée et une énorme bonne femme fit son apparition, fonça sur Madeline, m’ignorant complètement et aspira l’oxygène de notre table dès ses premières paroles.
— Tu es làààà ma chééériiiiie. J’angoissais de boire un thé seule !
Amanda, dis-je en ayant du mal à réprimer un certain agacement.
Il fallait que je trouve le moyen de lui résister, pas question de la laisser s’inviter à notre table et engloutir nos retrouvailles et notre temps entre potins mondains et propos racistes comme elle en avait l’habitude chaque matin devant l’école de nos enfants. Je devais être ferme et sans équivoque.
— Ça ne va pas être possible, désolée, je suis avec un ami d’enfance que je n’ai pas vu depuis de longues années et j’ajoutais, le regrettant aussitôt, tu ne te souviens pas d’Henri ?
La bovine se retourne vers moi, surprise de me trouver là. Je lui jette un regard, mélange de mépris et de dégoût. Je lui en veux de gâcher nos retrouvailles. Avec Madeline, on se connaît depuis l’adolescence, avons été un temps amants et toujours amis. Malgré la distance et nos vies, chaque année on s’envoie une carte postale. C’est ringard, mais on adore. On s’est juré de tout se raconter lorsque nous nous verrons. Et c’est ce moment qui se présente enfin à nous. « Mais bien sûr » hurle l’affreuse.
« Et qu’est-ce qu’il devient ? ».
Je me penche vers Madeline et lui souffle discrètement la main devant la bouche.
— Tu te souviens de notre jeu de jeunesse ? Le spécial, celui qui…
Je ne vais pas plus loin, elle a compris. Ses yeux pétillent.
Je signe rapidement un « reçu 5 sur 5 capitaine » complice ravie qu’il n’ait rien oublié de nos cours de langue des signes, ni les nombreuses fois où nous l’avions utilisé pour communiquer secrètement ou nous moquer en toute impunité des emmerdeurs, avant d’expliquer à Amanda qu’Henri s’était engagé lors de la guerre du Golfe et qu’il en était revenu médaillé, mais sourd des suites d’une explosion d’un puits de pétrole et qu’elle devait s’adresser à lui en signant ou en parlant extrêmement fort si ça lui était possible vu le niveau sonore qu’atteignaient déjà toutes ses prises de paroles. Puis faisant mine de traduire son « et qu’est-ce qu’il devient ? » je signai à Henri un :
« débarrasse-nous de cette tuile s’il te plaît » ce qui, dans un salon de thé, ne manquait pas d’à-propos.
Je sors le grand jeu. Je me lève brusquement droit comme un i. Je fais un tour sur moi, les pieds joints à l’image du lapin Duracell. La bovine, surprise me dévisage, inquiète. Je m’escrime avec mes bras, mes mains, les jambes raides en fixant Madeline. Je suis possédé, je commence à ponctuer mes gestes par des « ho », des « ha » et des « hu ». Les quelques clients arrêtent leur dégustation, sidérés. Madeline se lève, me prend le bras et m’aide a me rasseoir. Je dévisage la bovine, je signe sous son nez puis sous celui de ma complice dont je comprends qu’elle retient un fou rire. C’est là qu’un hurlement tétanise l’assemblée.
– Mais il est devenu soooouuurrrrrdddd le pauuuuvre ! Et aussi un peu siiiimmplet !
Elle me pose sa main, enfin sa paluche graisseuse, sur l’épaule. Jette un regard de bouledogue compatissant à Madeline et d’une voix chuchotée de sauveuse à deux sous lui balance.
– Je vais t’aider pour ton ami machin, je suis membre de l’association des chiens-guides d’aveugle. Le handicap c’est mon dada.
Merci, mais nous n’avons, enfin je veux dire Henri n’a besoin d’aucune aide il aurait plutôt besoin d’air et de quelques pâtisseries c’est bon pour ce qu’il a. Et pour tout te dire tu ferais bien de ne pas trop le toucher puis chuchotant à mon tour, il a l’érection facile, un effet secondaire de son traitement je ne voudrais pas qu’il te prenne pour un chou à la crème ma chériiiie. J’évitais le regard d’Henri à tout prix sous peine d’exploser de rire. Puis je signais en parlant fort : « reste calme Henri, Amanda s’en va tout de suite, oh et puis regarde notre commande est arrivée, les tartes à la crème de marrons sont magnifiques, ça me rappelle nos vingt ans, tu te souviens la conférence de BHL ? »
Quel risque de dire une telle chose ! Sacré Madeline ! L’érection facile, c’est amusant certes. Le problème est que la tonne de glu prend d’autorité une chaise, s’assoie entre nous deux et me regarde l’oeil humide et excité. Nous voilà bien. Ma comparse réprime une mimique de surprise totale. Je sens une lourde paluche se poser sur mon genou sous la table. Je signe, « elle est dingue, névrosée et bonne salope. Ma chère Madeline, passons à du costaud. Tu commences ou tu préfères que j'attaque les hostilités ?».
On dirait qu’il n’est pas le seul à être sourd et simplet à préchauffage rapide, dis-je sur un ton très sérieux en m’adressant normalement à Henri, tout en le suppliant du regard d’abréger la farce de la dinde enamourée. Mais qu’est-ce Amanda n’a pas compris à ton avis dans mon « ça ne va pas être possible » d’il y a quelques minutes ? Va-t-il vraiment falloir que je l’entarte pour qu’elle comprenne qu’elle en est une ou penses-tu qu’un éclair de génie soudain puisse l’amener à retirer sa main du genou de mon ami que je n’ai pas vu depuis de longues années ainsi que son corps tout entier de mon champ de vision, de ce salon de thé et même du quartier tiens.
J’admire la bouche en cul de poule qui se dessine sur le visage de l’autre foldingue au fur et à mesure de la pénétration des paroles de Madeline dans son cerveau. Surtout que ma chère complice les prononce d’une voix douce, mais avec un zeste de fermeté. Mon genou retrouve sa légèreté.
— C’est dommage, je commençais tout juste à bander comme un cerf lui dis-je, moqueur.
— Le gourdin s’annonçait à la hauteur de ceux utilisés par nos amis norvégiens pour assommer les bébés phoques au bon vieux temps de leur massacre.
Je lis la colère dans les yeux de l’autre Bibendum. Elle se lève, se redresse époussette sa robe, tend la main et attrape un chou à la crème dans l’assiette de Madeline, se met à nous défier du regard et d’un coup le gobe ! Puis elle se retourne superbe et en partant hurle « je ne suiiiiiis pas un choooouuuuu à la crème que l’on fouuuurrrrre facilement ! ». Nous restons pantois avant d’éclater de rire. C’est dingue, la connasse a eu le dernier mot !