Cheesegeek
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Armakan
Grand Maître Jouteur
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Bérangère rentrait paisiblement de sa promenade de santé… Elle portait à bout de bras un bouquet de fleurs, qui avait été composé à partir des nombreuses essences « glanées » dans les jardins abandonnés du voisinage.
Au loin, un chien désœuvré, ayant sûrement fini de ronger tous les os disponibles dans le coin (un autre type de glaneur), jappait mollement.
Au milieu de son bouquet, on notait la présence intrigante de quelques très belles passiflores aux couleurs aussi fascinantes que leurs formes pouvaient l’être. Bérangère songeait à la longue sélection génétique qui avait pu amener à cette création étrange, et cela agrémenta sa réflexion, alors qu’elle empruntait le sentier de terre, qui grâce à l’ondée de la veille, ne semblait pas vouloir relâcher aujourd’hui sa fine poussière…
Je connais cette odeur, l’un des derniers bonheurs de ma vie de vieux chien. Mon flair malgré les années ne s’est pas tari, bien au contraire. Je bouge plus difficilement alors il remplace mes pattes usées et raccourcit les distances. Cette odeur si douce, c’est la petite fille du Claude. Elle avait douze ans quand je suis né. Chaque vacance, elle les passe chez son grand-père. C’est une jeune femme maintenant qui a toujours créé de jolis bouquets. Je le sais, avant, je gambadais autour d’elle pendant sa cueillette et admirais ses compositions florales. Je venais me faire caresser, dorloter, recevoir des mots d’amour. Je l’accueillais à peine arrivée.
C’est plus difficile aujourd’hui, j’ai besoin de temps pour la rejoindre et uniquement si mon arthrose des hanches est en sommeil. J’espère qu’elle a entendu mon aboiement enroué. C’est un baiser envoyé et je sais qu’elle le comprend ainsi. Peut-être va-t-elle venir voir mon maître, son oncle ? J’ai envie de câlins.
Tiens, voilà Tardieu qui rapplique…
Bérangère savait que normalement, son rôle était de « prélever tous les animaux domestiques de la zone verte et de privilégier, dans la mesure du possible le développement de la faune et des plantes autochtones ».
Voilà, mais le vieux Baron (et les passiflores), elle n’avait pas pu ! Et puis, il lui avait rendu de sacrés services avec les chats, parce que s’ils n’avaient peut-être pas neuf vies (elle en était sûre maintenant), ceux-ci avaient vite compris qu’ils valaient mieux éviter cette frêle jeune fille et sa collection de pièges et autres tromblons.
Bon, c’est vrai que Tardieu n’avait pas l’air d’avoir compris tout ce qui avait disparu, il était souffreteux, il semblait avoir la pelade, mais il y avait dans son œil un brin vitreux un je ne sais quoi de profondément humain et ça, c’était assez précieux....
Alors, jusqu’ici les inspecteurs avaient été curieusement guidés loin de sa tanière…
Faut-il que je l’aime à ce point pour faire l’effort de la rejoindre ou est-ce simplement mon instinct de chien qui m’y oblige ? Son visage s’éclaire à mon apparition, ses yeux émeraude se font rieurs. Elle m’apostrophe d’une voie gaie : « Tardieu, mon fidèle Tardieu ! ». Ma queue bouge avec une vivacité de jeune mâle. Bérangère s’approche, goûte mon bonheur de la retrouver, me gratte la tête. Je me roule à ses pieds, me mets sur le dos, m’offre à sa douceur, à ses caresses dans mes entrecuisses, je grogne de plaisir.
C’est alors qu’une curieuse odeur alerte mes sens. Elle vient du lointain, je commence à percevoir un léger bruit de cliquetis. Inquiet, je me tourne vers Bérangère, elle me sourit toujours, mais son regard a changé. Il est triste. Je me relève, hume l’air, oui, de l’essence, une odeur d’essence. À ma droite, son bouquet de fleurs est tombé de la chaise et forme une couronne mortuaire. La terre tremble et cela s’accentue de minute en minute. L’oncle arrive appuyé sur sa canne, salue à peine sa nièce et lâche : « Tu’Dieu, ça m’rappelle l’arrivé des blindés boches » ! C’te fois vais pas me laisser faire ».
L’oncle était parti à une vitesse assez surprenante, en hurlant des insultes, pour couper par le bois.... Cette fois, elle ne pourrait pas le protéger, mais avec un peu de chance, il serait trop lent…
De son côté, il lui restait à exploiter le temps qu’il perde à faire la grande boucle de la Dent noire.
Il restait le chien, elle pouvait l’abattre, mais.... cela ferait trop de bruit. Elle lui hurla un « File » tonitruant…
Elle prit ensuite le bouquet, le piétina et le poussa dans un fossé, puis elle versa une de ses fioles de DTT dessus, elle pourrait toujours prétendre avoir voulu détruire la souche… Elle retourna un peu de terre à la hâte pour parfaire l’illusion… Elle avança de quelques pas, vérifia sa tenue, cria de nouveau vers Tardieu, qui sembla, enfin, avoir compris.
Ils arrivaient déjà. La longue file des 4x4 revenait vers elle après avoir contourné la colline, cahotant, en soulevant une poussière folle, mais pas assez pour ne pas repérer, à la jumelle, un oncle déjà anesthésié à l’arrière de l’un deux… Ils avaient fait vite (lui et eux) …
Dans le command-car de tête, A. Gabriel, immaculé, impeccablement sanglé dans sa blouse blanche, pressait le chauffeur de sa Brigade Biologique. Il souriait de tout son sourire étrange…
« — Pas bon, pas bon… »
Pourquoi me parle-t-elle sur ce ton ? Elle a peur, je le sens. Je suis trop vieux pour fuir. Tiens, je vais grimper vers cet énorme roncier et m’y cacher. Ma peau épaisse en a vu d’autres et à cet endroit hostile, je serai invisible et je bénéficierai d’un parfait point de vue sur les événements…
Qui sont ces gens ? Ils ont une drôle d’odeur, jamais senti un truc pareil. Pourquoi ils sont tous en blanc. Bérangère semble pétrifiée devant l’un d’eux qui descend d’une jeep en faisant de grands gestes. Il se met à lui tourner autour, puis cherche quelque chose… que… il se penche, ramasse des herbes… non c’est des morceaux de son bouquet… il lui les colle sous le nez… mon ouïe fine l’entend hurler. Il appelle un autre type…. Qu’a-t-il dans la main ? Je ne vois pas… que fait Bérangère à genoux maintenant ? Je sens mon instinct m’envahir. Mes babines se retroussent, mes crocs sont vieux, mais toujours affûtés, un grognement prend naissance du fond de mes entrailles. Je vais porter secours à ma Bérangère chérie, mais… grrrrhhhh….le second type vient de lui enfoncer dans le cou quelque chose… j’hurle à la mort et tous les regards convergent dans ma direction. Bérangère est étendue sur le sol, sans vie. Je retiens un aboiement de rage… je la vengerai… je… mais l’oncle… j’aperçois son corps allongé sur la plateforme d’une voiture ! Cette fois j’aboie de douleur et une fois de plus tous les regards convergent vers moi.
Je ne sais pas trop, une fois de plus, ce que tous ces humains veulent dire… Ma longue expérience canine ne m’a appris qu’une seule chose ; chiens et hommes peuvent faire très bon ménage, mais ils se leurrent tous les deux en pensant se comprendre.
Il est vraisemblable que nous ne voyons pas la même chose, comment pourraient-ils comprendre la marche ou la course avec leurs deux pieds enfermés et ne parlons même de leur nez, cet appendice tronqué, qui ne leur permet même pas de suivre le vent....
Ils nous pensent sûrement « joueur » parce que nous courons après une balle, alors qu’ils ne comprennent pas que celle-ci dessine des arabesques odoriférantes, des œuvres d’art mouvantes que même le moins averti des chiots voudrait prolonger à l’infini… Quels animaux frustes ces hommes !
Je vais aller uriner mon dépit sur ces puantes horreurs motorisées, et ils prendront encore cela pour un archaïque instinct territorial, qui leur permettra de ne pas mesurer ma consternation
Leur pisser autour est leur faire trop d’honneur. Laissons mon esprit divaguer, la solution jaillira.
Et, si j’étais ce que je voudrais être à cet instant, qui serais-je ? Un chien kamikaze qui se fait exploser au milieu de cette bande d’assassins et les envoyer tous ad patres ? Le chevalier Bayard, sans peur et sans reproche, fonçant vers ses gueux pour les occire, embrasser Bérangère pour lui rendre vie et sauver l’oncle. Ou alors simplement un banal héros courant droit vers les méchants pour tenter de les arrêter et qui se ferait mitrailler. Car oui, ils ont sorti des mitraillettes d’un coffre d’une voiture et se dirigent vers moi. Mais attention, je suis certes un chien, mais avant tout un symbole. Je suis celui qui guida les maîtres pour capturer l’assassin d’Hiram, le constructeur du Temple de Salomon et surtout, Platon, me convia à son mythe de la caverne. Alors je sais qui je suis. Au fond du vallon, il y a une vieille mine. Est-ce pour cela qu’ils ne veulent pas de témoins ? Ils se trompent, elle n’est pas ce qu’ils imaginent. Je la connais bien, je m’y suis perdu une année. Léchant les murs humides et me nourrissant de rares rongeurs. J’ai vu la lumière en sortant, surtout l’oncle qui m’attendait, sourire aux lèvres. « Bon chien, va, je savais bien que tu retrouverais ton chemin ». Alors qu’ils me suivent jusqu’au fond de la mine et peut-être reviendront-ils des ténèbres…